Le Barde Irlandais n’était pas nécessairement un poète inspiré. C’était avant tout un homme de lettres rompu à l’écriture de la poésie – moyen d’expression raffiné et complexe, prisé par une élite.
A la fois chroniqueur et essayiste politique, il était un observateur critique de ses contemporains, jouant ainsi un rôle proche de nos journalistes modernes.
Selon la tradition de la « Big House », il parcourait l’Irlande de demeure en demeure reçu par les membres de la « gentry » qui avec leur famille et leurs serviteurs formaient une cellule sociale prodigant l’hospitalité et la charité, une sorte d’oasis dans un désert de pauvreté.
Les poèmes étaient le plus souvent composés en l’honneur de ses hôtes et en faisaient les louanges sous forme de panégyriques et d’élégies. Psalmodiés, ils étaient soutenus par un accompagnement à la harpe. Le Barde pouvait s’accompagner lui-même, toutefois les fonctions de poète et de harpiste étaient distinctes, ce dernier ayant lui aussi un statut des plus reconnus.
Ces hommages étaient conservés par leurs destinataires ; malheureusement aucune trace de la musique ne subsiste et il est difficile de l’imaginer car la métrique complexe des poèmes a peu, sinon aucune correspondance avec les mélodies qui nous sont parvenues.
L’avènement de Cromwell, en 1652, marqua la fin des écoles de Bardes. Cette poésie savante, hermétique à toute personne non instruite, disparut peu à peu.
Bien que peu remarquée, et même méprisée, existait en parallèle une poésie populaire dans laquelle les vers, au nombre précis de syllabes accentuées, étaient organisés selons des schémas simples. Dès lors, il semble que les harpistes aient non seulement composé les mélodies mais aussi écrit les poèmes répondant aux critères de cette poésie populaire.
À la fin du 17ème siècle, la tradition de la « Big House » avait toujours cours et les harpistes étaient nombreux. Reçus comme des invités de marque, ils jouaient leur répertoire et donnaient des cours à leurs hôtes. Souvent aveugles, ils sillonnaient l’Irlande à cheval accompagnés d’un guide, voyageant dans des conditions rudes, bravant les intempéries et la pauvreté ambiante.
Turlough O’Carolan s’inscrit tout à fait dans cette ligne. Il composait la plupart de ses pièces durant ces voyages. Musicien avant tout, il commençait par la mélodie pour y adjoindre ensuite des paroles en l’honneur de son hôte, paroles écrites en gaélique, qui malgré toutes les tentatives pour le supprimer, restait la langue parlée d’une grande majorité d’Irlandais, y compris des classes instruites. C’était donc la langue de Carolan, celle de ses poèmes, de ses plaisanteries et de ses célèbres réparties.
Fidèle à la tradition des poètes des siècles précedents, il composa tout aussi bien pour l’ancienne aristocratie irlandaise, descendante comme lui des Gaels, que pour les nobles d’origine anglaise.
Compositeur hautement estimé, il était reçu par toutes les grandes familles qui l’appréciaient non seulement pour ses talents de musicien mais aussi pour sa gaieté et la fidélité de ses engagements. Célèbre dans toute l’Irlande, il retint l’amitié de grands hommes haut placés, parmi lesquels l’écrivain Jonathan Swift et, étonnante réussite pour un harpiste catholique irlandais qui ne renia jamais sa foi au plus fort des lois pénales*, un livre de ses compositions fut publié de son vivant à Dublin.
Durant une époque sombre de l’histoire de l’Irlande, Turlough O’Carolan apporta un renouveau à la musique de son pays, une sorte de joie malicieuse qui semblait faire défaut auparavant, et de ci de là un petit rayon de soleil italien. Avec lui, les noms de belles dames et d’hommes valeureux revivent dans le charme et la grâce de ses mélodies.
Né à Nobber, petit village du comté de Meath au nord de Dublin, dans une famille catholique, il quitte cette région à l’age de quatorze ans avec ses parents qui ont trouvés un emploi chez les Mac Dermott Roe de Ballyfarnon, dans le comté de Sligo situé quelque 150 km plus à l’ouest.
La maitresse de maison, Mrs Mac Dermott, prend rapidement le jeune Turlough sous sa protection. Elle s’occupe de son éducation et lui apprend la harpe. Elle restera toute sa vie sa bienfaitrice.
À l’âge de 18 ans, il devient aveugle à la suite d’une maladie. C’est alors qu’il décide de devenir harpiste professionnel. Trois ans plus tard, Mrs Mac Dermott lui procure un cheval, un guide, une somme d’argent et il commence son métier de ménestrel itinérant.
À cette époque, la harpe est toujours l’instrument par excellence en Irlande. Toutes les familles aristocratiques en possède une ou plusieurs et en jouent, attendant une prestation de haut niveau des musiciens professionnels en visite.
À ses débuts, O’Carolan n’est pas un grand virtuose. Son premier hôte, Georges Reynolds, lui conseille de se tourner vers la composition et lui donne le sujet d’inspiration de sa première oeuvre : le récit mythique de « Sheebeg and Sheemore ». Il continuera pour ses bienfaiteurs et leur famille, composant pendant ses voyages les pièces qu’il joue à son arrivée.
Pièces dans lesquelles on retrouve trois influences : la musique populaire, la tradition des harpistes et celle des compositeurs italiens de son époque. De nombreuses anecdotes rapportent qu’à l’évidence il a une très bonne oreille et une grande facilité pour écrire les mélodies mais n’a jamais acquis les connaissances musicales qui lui auraient permis de développer ces dons au maximum.
Il passe le reste de sa vie à voyager à travers l’Irlande, reçu dans les manoirs et les petits chateaux, et subvient à ses besoins en enseignant la harpe et en jouant pour ses hôtes. C’est un bon vivant célèbre pour son esprit vif et caustique et son amour du bon vin et du whisky.
Malgré cette vie itinérante, il épouse Mary Maguire avec qui il aura six filles et un garçon. En 1733, Mary meurt et Carolan écrit à sa mémoire un de ses plus beaux poèmes.
Cinq ans plus tard, il retourne passer ses derniers jours dans la propriété d’Alderford, à Ballyfarnon, soigné par Mrs Mac Dermott. C’est là qu’il compose son fameux « Farewell to Music » en présence de plusieurs amis.
On raconte que pour ses funérailles, il y eut un grand rassemblement de harpistes venus de tout le pays pour une veillée qui dura cinq jours et cinq nuits.
Turlough O’Carolan n’a laissé aucune partition de sa musique. Quelques unes de ses pièces furent éditées de son vivant à Dublin et son fils, également harpiste, participa en 1748 à une autre édition qui malheureusement ne nous est parvenue que très incomplète. C’est donc essentiellement par la tradition que ses quelque 214 pièces sont arrivées jusqu’à nous sous la forme de simples lignes mélodiques.
La musique de O’Carolan est légère, comparée à celle des grands compositeurs de son époque, pourtant elle possède une forte personnalité immédiatement identifiable et reste une réalisation étonnante et originale. Comblant le fossé entre la musique savante et la musique populaire gaëlique, Turlough O’Carolan est à ce titre considéré comme le compositeur national Irlandais.